Approches féministes décoloniales des libertés académiques

Sorbonne Université, UFR de Géographie et Aménagement

Date & Horaire

vendredi, 12/12/2025
de 9h à 18h30

Lieu

Sorbonne Université
site Malesherbes, Amphi 111


S'inscrire ici


Date & Horaire

samedi,
13/12/2025
de 14h à 18h

Lieu

Baranoux
78 rue Compans, 75019 Paris

Ces dernières années, les prises de position en défense des libertés académiques se sont multipliées, en réponse aux offensives réactionnaires visant le monde universitaire. Depuis 2020, de nombreux et nombreuses universitaires ont été pris.e.s pour cible et accusé.e.s d'introduire une prétendue « dictature de la cancel culture » au sein des universités françaises. Dans ce contexte, il est devenu indispensable de créer des espaces permettant de dénoncer ces attaques et d'alerter sur les risques bien réels de restrictions des libertés académiques, pourtant garanties par la loi.

Le mouvement Stand Up for Science, le récent congrès organisé par France Universités, ainsi que le rapport sur l’état des libertés académiques dans le monde témoignent de la volonté du milieu universitaire et de la recherche de s'opposer fermement aux atteintes portées aux libertés d'enseigner, de mener des recherches et de faire circuler librement les savoirs, les approches et les méthodes. Ce débat a d'ailleurs dépassé la seule sphère académique pour devenir un sujet d'intérêt médiatique, guère pour le meilleur. Cependant, la réflexion sur la conception des savoirs, des sciences, sur les conditions mêmes de production et transmission des connaissances - qui constituent le fondement des libertés académiques - restent largement absentes du cœur des discussions.

De quoi parle-t-on lorsque l'on parle des sciences ? Quels paradigmes les fondent et dans quels espaces historiques, politiques et géographiques ce que nous appelons aujourd'hui « sciences » s'est-il constitué ? Quelles valeurs sous-tendent les libertés académiques telles qu'elles sont définies en Europe ? Peut-on réellement défendre la science, le savoir et la connaissance sans interroger les structures de pouvoir et les mécanismes de domination qui conditionnent leur production ? Peut-on réfléchir aux sciences en Europe aujourd'hui sans questionner leur inscription dans un passé et un présent coloniaux, ni le rôle de la construction de l'Occident comme centre de ce qui serait reconnu comme « science »? En outre, peut-on penser le savoir sans penser son rapport à la colonialité?

Ce colloque se donne pour objectif d'interroger la notion de libertés académiques à partir des épistémologies féministes et décoloniales, afin d'en proposer une lecture critique et radicalestrong>. Ces approches montrent en effet que les savoirs ne sont jamais neutres. Ils se construisent et se déploient au sein de rapports de pouvoir et de domination qui agissent au niveau systémique. Si l'idée qu'il faut garantir une place légitime aux savoirs qualifiés de « minoritaires » dans les institutions universitaires fait largement consensus, le fait qu'ils soient étiquetés comme « radicaux » contribue à les délégitimer et à leur refuser toute reconnaissance scientifique.

Contrairement à l'acceptation hégémonique du terme radical, qui l'associe à l'extrémisme et contribue à faire taire la critique des savoirs et des institutions dominantes, radical renvoie plutôt à l'idée de revenir à la racine (Ben Boubaker et Dor, 2023), de chercher la cause profonde (Bhandar et Ziadah, 2020) et de saisir les contradictions sociopolitiques de la domination (Freire, 2023). Adopter une position radicale permet ainsi d'interroger la réalité en profondeur, de développer une auto-réflexivité et de créer des espaces de dialogue critique (hooks, 2019), favorisant la production, la diffusion et la circulation des savoirs décoloniaux. Ces savoirs transgressent les normes de « la culture coloniale » (Hajjat, 2014) et viennent bousculer les idées politiques clivées qui traversent aussi bien la sphère publique que l’Université.

Nous avons aujourd'hui besoin de savoirs capables de « remettre en question le statu quo, y compris le statu quo épistémologique, et l’ordre social inégalitaire » (Bilge, 2015). Ces savoirs, mobilisés par les minoritaires racialisées (Mazouz, 2020 ; Guénif-Souilamas, 2020), critiquent les savoirs institutionnels eurocentriques, les arrangements de pouvoir et le fonctionnement du système pouvoir/savoir. Face à ces critiques, la réaction des savoirs eurocentriques pour préserver leur propre autorité consiste alors à assigner aux personnes racialisées des formes de savoirs particuliers, perçues comme moins théoriques et moins universels (Bilge, 2015).

En effet, depuis deux ans, nous assistons à une tentative de décrédibilisation croissante des savoirs produits sur la Palestine et à un renforcement de la violence épistémique (Spivak, 2020), qui délégitime les savoirs produits par les chercheurs et chercheuses palestinien.ne.s et rend leur voix inaudible (Salih, 2023) jusqu'à les réduire au silence.

Les dynamiques d’effacement des palestinien.nes sur le terrain en Palestine, se reproduisent au sein de nos universités (Barakat, 2018) par l'effacement de leurs épistémologies. Qualifiés de « militants » et disqualifiés comme « non objectifs », ces savoirs rappellent pourtant une réalité fondamentale, déjà théorisé par de nombreuses féministes : tout savoir est politique.

La Palestine a plus que jamais rendu manifeste l’obsolescence de nos universités, encore structurées par des savoirs hégémoniques. Les universitaires sont désormais appelés à affronter la colonialité des savoirs, qui entretient le statut quo et alimente ce que Mark Fisher appelle le « réalisme capitaliste ». Si ce réalisme capitaliste tue notre imaginaire et empêche d'envisager des alternatives au capitalisme, le « réalisme universitaire » opère de manière comparable ; il nous empêche de penser que les universités pourraient devenir des espaces de radicalité (hooks, 2019). Des espaces où l'on pourrait aller collectivement chercher les racines des injustices ; où les savoirs deviendraient des outils d’émancipation plutôt que des instruments d’oppression ; où l’autorité des figures d’enseignement et de recherche se transformerait en responsabilité, et non en privilège.

Peut-être avons-nous aujourd'hui l'occasion de reconstruire, sur les ruines de l'université universaliste, une université pluriverselle qui deviendrait un espace majeur de dialogue critique et de réflexion pour un monde juste et décolonial. Dans ces années marquées par les injonctions au silence - qu'elles prennent la forme de sanctions directes ou d'une « peur d’atmosphère » - les mots de la poète afroaméricaine lesbienne Audre Lorde résonnent avec une force renouvelée lorsqu'elle nous invite à transformer le silence en acte. Et si, comme le rappelle l'artiste Céline Ahond, la peur est un poison qui se diffuse partout, alors le corps collectif en est l'antidote. Multiplier les initiatives, créer des espaces, pratiquer la solidarité et la tendresse militante nous permet de ne pas succomber au poids du silence car,

« Quand nous parlons, nous avons peur que nos mots ne sont pas écoutés ou accueillis. Mais quand nous restons en silence nous avons peur aussi. Donc c’est mieux de parler ». Audre Lorde